Diplômée de la Villa Arson à Nice et de la Gerrit Rietveld Academie à Amsterdam, Julie Béna présente au CAPC « Anna & the Jester dans « La Fenêtre d’Opportunité » », une exposition visible du 8 mars au 19 mai 2019.
Julie Béna puise son inspiration dans la littérature, le cinéma, le théâtre et la culture populaire. Elle invente des personnages à qui elle donne vie et s’approprie des images et objets du quotidien qu’elle détourne, devenant ainsi les sujets de fictions multiples. Son travail, mêlant vidéo, installation, photographie, sculpture et performance, dialogue entre réel et virtuel.
Cette exposition comprend deux œuvres, une sculpture (Flexibility, 2015) et un nouveau film (Anna & the Jester dans « La Fenêtre d’Opportunité », 2019).
Cette exposition s’inscrit dans le cadre de la programmation Satellite 2019 intitulée Le Nouveau Sanctuaire et confiée à Laura Herman, commissaire invitée. La notion d’architecture était au centre de ce thème. Comment l’avez-vous appréhendée dans les œuvres que vous présentez ?
Quand Laura Herman m’a invitée il y a un an, elle m’a parlé de ce projet et m’a dit qu’il y avait deux corpus de travail qui l’intéressaient dans l’ensemble de ma pratique : d’abord, une exposition que j’avais faite en 2015 à la galerie Edouard Manet à Gennevilliers qui s’appelait Destiny, et ensuite la première exposition que j’avais faite à ma galerie à Paris qui s’appelle Nail Tang. Je travaille toujours contextuellement au regard des lieux, mais Destiny et Nail Tang étaient plus dans le rapport direct avec des objets ou en tout cas de ce qui a l’air d’objets d’utilisation. Et quand j’avais fait ce show en 2015, j’avais produit une grande table de verre et d’inox, qui est en fait une sculpture et à l’époque, j’avais pensé faire une performance ou un film. Pour des questions de budget mais aussi d’envie, je n’ai pas eu le désir de matérialiser cette table mais plutôt de donner aux gens une espèce d’interprétation de la pièce. J’avais vraiment envie de la laisser plus comme un espace de projection, afin de laisser la place au spectateur de s’imaginer en train de bouger les éléments… Et je n’avais aussi pas envie d’avoir vraiment des corps réels en relation à cet objet.
Quand Laura m’a invitée, nous avons donc parlé de cette exposition et de cette table qui s’appelle Opportunity. Nous avons commencé à développer cette discussion sur l’architecture. D’ailleurs, je voulais être architecte d’intérieur quand j’étais jeune mais j’ai switché sur l’art contemporain. Je n’ai pas une ultra présence de l’architecture directement dans mon travail mais plus une présence par le contexte et par les lieux. Donc nous avons décidé de nous focaliser sur ce corpus et sur cette table. L’idée était de transformer cet objet, de le faire se transformer. Cet objet qui était donc une table allait devenir des espèces de grands immeubles puis allait se transformer en paysage. Tout cela a été rendu possible avec la 3D. Car en réel, à moins d’avoir énormément de moyens, c’est quand même très compliqué. Et la 3D offrait cette possibilité de mutation des choses mais aussi de réaliser ou de faire exister des personnages qui, dans l’espace réel de notre vie quotidienne, ne pourraient pas être incarnés. Je n’avais pas du tout envie, pour ces personnages, de fabriquer des costumes donc il fallait aussi qu’ils soient impalpables.
Pour cette exposition, vous présentez un nouveau film : Anna & the Jester dans « La Fenêtre d’Opportunité ».
Tout d’abord, est-ce un film qui a été pensé et crée à l’occasion de cette exposition ?
Oui en fait il y a 2 épisodes d’Anna & the Jester. Mais je ne savais pas en faisant le premier qu’il y en aurait un deuxième. Ce film là a été produit par rapport à l’invitation de Laura, et est vraiment le résultat de notre discussion et de cette invitation. Dans l’absolu, quand je conçois des œuvres, c’est souvent lié aux rencontres que je fais, aux lieux, etc.
Qui est Anna dans le film ?
Il y a 3 ans, Chiara Vachiarelli m’avait invitée à faire une performance à Bologne en Italie, et cette performance prenait place dans un palais qui est en fait un musée (le Palazzo Poggi) qui dispose d’une section anatomique où sont gardées les œuvres d’Anna Morandi. Anna Morandi est une anatomiste du XVIIIème siècle qui était très talentueuse. C’est une femme donc, c’est quand même assez étonnant à l’époque. Elle a d’abord fait des études de Beaux-Arts avec son mari. Son mari était anatomiste et elle a appris avec lui dans son studio. A son décès, elle a repris le studio et a vraiment poussé les recherches. Elle a produit des objets incroyables. Elle arrivait à reproduire excellemment l’intérieur des corps, avec un don incroyable.
J’ai découvert Anna Morandi parce que, dans un premier temps, j’ai vu ses pièces sur catalogue, car à l’époque c’était la fin de ma grossesse et je ne pouvais plus voyager. Quand j’ai vu ses pièces, je les ai trouvées extrêmement belles : c’est vraiment des sculptures. Je suis donc allée faire des recherches sur elle et j’ai donc écrit cette performance autour d’Anna Morandi en prenant appui, dans ce musée d’anatomie, sur des bébés en cire avec des malformations congénitales. Et le fait que ce soit le moment de ma grossesse, il y avait un rapport avec la volonté de montrer ces bébés dans le film. Même si la médecine a fait d’énormes progrès sur ce sujet, ça reste quand même un événement qui peut engendrer parfois des risques. Mais au lieu d’avoir peur que cela puisse arriver à mon enfant, j’ai plus eu envie de les prendre avec moi et de les faire parler, les faire réexister, et de les mettre dans ce film afin qu’ils soient un peu comme les sages de cette histoire.
Donc il y a trois de ces bébés dans le film et il y a Anna & the Jester qui est un mixe entre Anna, moi et le Jester (bouffon du roi). Car quand je fais une performance, je ne peux pas personnellement – il y a des artistes qui le font – vraiment prendre corps dans des personnages qui sont historiques ou qui existent réellement. J’ai toujours une espèce de recul pour me laisser de la place et me permettre de faire un peu ce que je veux, car si vous incarnez quelqu’un de réel, il faut vraiment respecter certaines choses. L’idée était donc d’avoir Anna présente, en tout cas nommément, et d’avoir ce Jester, qui est une sorte de bouffon du roi. Dans la plupart des vidéos que je produis, si j’apparais, normalement je suis toujours un peu ridicule. Je ne pense pas rendre ridicule les gens, les acteurs qui apparaissent dans mes films mais quand il s’agit de moi en revanche, il y a souvent des choses assez drôles. Cette bouffonnerie était donc aussi une espèce de second degré sur moi. Anna et the Jester est une entité, et moi je suis mixée avec eux, donc on est trois personnages en un.
Comment avez-vous choisi d’utiliser l’espace d’exposition ?
Depuis les débuts de la programmation Satellites au Jeu de Paume, au premier étage il y a le texte et le deuxième espace est une blackbox avec le film. Moi ça ne me convient pas vraiment donc l’idée était vraiment, avec Laura Herman, de repenser l’espace et de voir ce que l’on pouvait en faire. Dans la première salle il y a de la moquette au sol, le film est sur un écran qui sort d’un bras et il y a trois cubes qui sont comme trois gros dès à jouer sur lequel le public peut s’assoir pour regarder la vidéo. En bas dans la deuxième salle il y a la table Opportunity : car la table que vous allez voir dans le film existe vraiment. Il y a cet espèce de double temps, de barrière très fine entre ce qui est réel et ce qui est fictionnel, et donc du coup ce que vous pouvez fonctionnaliser et aussi vous remémorer en voyant cette table. Les mots qui apparaissent dans le film sont vraiment sur la table, le trajet du Jester sur cette table pourrait être un vrai trajet. Tout est potentiellement là.
Ici au CAPC, les espaces sont vraiment différents. C’est beaucoup plus grand, beaucoup plus haut. L’espace était en noir quand je suis venue visiter. Il n’y avait qu’un espace ouvert sur les deux donc on a rouvert les espaces. J’ai voulu garder la blackbox (contrairement au Jeu de Paume où l’on a tout fait repeindre en blanc) alors que normalement je ne joue pas vraiment avec les blackbox. Ce qui m’intéressais était de voir le film projeté en très grand. Le film est donc projeté ici sur un mur de projection, il est très grand donc devient immersif. Quand on arrive dans la première salle, on entend le son du film bien sûr et il y a cette pièce que j’avais aussi produite au moment de l’exposition Destiny, et qui s’appelle Flexibility, mais que j’ai un peu transformée ici. Quand on arrive, on a vraiment la lumière sur cette pièce là, et ensuite on va voir le film. Il y a donc une sorte de deux temps.
Vous exposez également une sculpture, Flexibility. Pouvez-vous m’en parler un peu ?
Flexibility est une sculpture en inox et verre et qui a la possibilité d’accueillir trois poufs dorés, un peu comme une sorte de carrousel. Elle s’appelle Flexibility parce qu’elle n’est absolument pas flexible. Si vous y prenez place avec vos amis – car les gens peuvent s’y assoir –, vous serez forcément mis à distance donc on n’est pas vraiment dans la flexibilité. On est plutôt dans une pièce assez autoritaire et on retrouve encore ce second degré : Flexibility n’est absolument pas flexible. On y voit ce Jester qui apparait sur la vitre avec des mots qui sont liés à la pièce et au film.
Propos recueillis par Claire Morin