Après nous avoir interrogées sur notre formation, nous lui retournons la question :
On peut dire que j’ai eu plusieurs vies. Après une formation maîtrise de gestion et comptable, j’ai découvert le jeu de go. Sept ans plus tard je me suis retrouvé dans la fonction publique territoriale, à la mairie de Cenon. Il faut dire qu’à 20 ans, j’ai connu une femme qui avait étudié l’histoire de l’art, et qui m’a initié à la peinture. C’est face aux peintures de Jérôme Bosch, de Cézanne, que j’ai découvert que j’avais une sensibilité. À 40 ans, je rêvais d’avoir une galerie, ce que j’ai fini par réaliser. Cela fait huit ans que je me suis lancé dans cette aventure, et la galerie Jérôme B. a ouvert en juin 2016.
Vous avez la chance d’être localisé dans une rue qui permet une certaine visibilité…
C’est effectivement une chance d’être placé dans l’hyper-centre. Mais sur 100 personnes qui passent, il n’y en a qu’une qui rentre. Une galerie d’art, ça impressionne ! Il y a du passage pendant les vernissages, puis il n’y a plus grand monde. Les gens regardent, mais n’entrent pas facilement. Certaines personnes n’osent pas rentrer dans les galeries d’art contemporain à cause de l’image élitiste qu’elles ont encore dans l’imaginaire collectif.
Qu’aimeriez-vous dire à ces personnes ? Pensez-vous que cette image élitiste des galeries est encore justifiée ?
Je ne suis pas un bon vendeur : je laisse les gens tranquilles ! Découvrez l’espace, et si vous avez des questions, je suis là. On peut mettre des mots sur la peinture, mais ils ne recouvrent pas tout ce que peut proposer la peinture. C’est une expérience intime, c’est une confrontation, une rencontre avec l’univers de l’artiste. Il faut laisser les gens s’approprier la peinture. Et n’oublions pas qu’on a aussi le droit de rentrer dans des galeries pour ne rien acheter ! Mais cette image est justifiée à cause des prix qui y sont pratiqués. Il y a des millions de gens qui savent que les galeries ne sont pas pour eux car même le moins cher sera déjà trop.
Selon vous, pourquoi est-ce le prix qui empêche de pousser la porte ?
C’est un lieu d’exposition, pas seulement un lieu de vente. C’est un problème d’éducation. Si tu baignes dans la culture, ce qui est artistique te nourrira toute ta vie. Et quand tu seras devant un tableau, tu auras un bien-être récurrent. Aller au musée te coûtera 10€ et te procurera un bonheur immense ! Pour cela, l’éducation est centrale, même si bien évidement on peut le découvrir tout seul. Mais c’est un travail plus long, il faut de bonnes rencontres. La rue Bouffard est une rue de musiciens. Il y en a peu qui s’intéressent à la peinture, car la musique est aussi un univers très exigent. Pour le moment, les êtres humains ne peuvent pas aller dans toutes les directions …
Vous parlez beaucoup de sensibilité, comment choisissez-vous les artistes que vous exposez ?
Au feeling. L’idée de la galerie était de présenter des artistes qui ont un certain talent et un univers. C’est mon choix : il n’est pas du tout irrésistible, complètement subjectif, mais correspond à ma sensibilité. J’expose majoritairement de la peinture et de la sculpture, très peu de photographie car je ne me sens pas de dire « ça c’est bon, ça non ». Et puis la photographie aujourd’hui, c’est de la folie, il y en a partout. Je n’ai exposé qu’un seul photographe, que je ré-exposerai peut-être en 2019 car c’est un projet en deux parties, mais c’est exceptionnel.
Quant à la sculpture, j’ai du mal à trouver des sculpteurs qui me touchent et qui renouvellent ce qu’on a déjà pu voir sur la sculpture. C’est donc majoritairement de la peinture, et notamment figurative. Je considère qu’on a trop vu de peinture abstraite. En revanche, dans une forme de figuration, il y a toujours des choses à dire.
Mettez-vous un point d’honneur à exposer des artistes plutôt locaux, français, ou bien c’est ouvert à
l’international ?
Non seulement je suis limité financièrement pour l’international, mais j’aime rencontrer les artistes que je souhaite exposer dans leur atelier. Le plus loin où je suis allé, c’est Bruxelles en exposant Franca Ravet, que je vais ré-exposer en 2019. Il m’est arrivé de suivre le travail des étudiants des Beaux-Arts de Bordeaux, mais je ne pratique pas le repérage, ou la « chasse au génie ».
Comment gérez-vous votre temps entre la recherche d’artistes, la programmation des prochaines expositions et votre présence à la galerie ?
Le problème, c’est que je suis tout seul. J’essaye de tenir les horaires, ce qui me bloque dans la galerie du mardi au samedi. Ce n’est pas évident de nouer des contacts, même avec les autres galeries bordelaises. Mon programme 2019 est déjà construit, je suis allé rencontrer des artistes, mais il faut aussi trouver du temps pour prospecter tout en travaillant seul. C’est une petite structure, pas ce genre de grosses galeries qui sont présentes partout.
Quelles sont selon vous les missions d’un galeriste à Bordeaux ?
Présenter des artistes qu’on n’a éventuellement jamais vus, qui ont du talent et qui ont quelque chose à dire. En février 2019, je vais présenter Magdalena Lamri qui est née en 1985. C’est une jeune artiste talentueuse que je suis très content de présenter. Mon boulot de galeriste, c’est de montrer et défendre humblement ces jeunes artistes. Si on considère qu’en peinture, tout n’a pas déjà été dit, et c’est ce que je pense, alors il y a encore beaucoup d’artistes à présenter. La peinture n’est pas morte, contrairement à ce que disait Marcel Duchamp. Quand on s’est mis à dire que le discours est plus important que la relation, l’art est devenu tout et n’importe quoi. Pas toujours certes, car certains concepts sont forts, mais il y a eu beaucoup d’abus artistiques. On ne doit pas oublier que l’art a une valeur, ça vous fait rêver, ça vous ouvre sur le monde. Toutes les disciplines artistiques vous font grandir, vous rendent plus humain : accepter la différence, accepter le regard de l’autre, contre le racisme et contre toutes ces idées fascistes. Ça permet de lutter contre tous les populistes d’aujourd’hui basés sur la peur de l’autre. Je ne suis pas artiste, mais il faut simplement se dire qu’une galerie a du sens. N’oublions pas qu’il y a un rôle social derrière les galeristes ! On est beaucoup sollicités. Les artistes ont compris que la galerie n’est pas qu’un espace marchand : c’est aussi une vitrine. Le galeriste accompagne avant tout la création d’aujourd’hui.
Propos recueillis par Julie Hoedts et Lili Weyl
à la galerie Jérôme B.