La couleur du temps
José Ignacio Agorreta vit et travaille à Pampelune ou presque ! À l’interface de Baranàin. Une lame découpée au ras du plafond baigne l’atelier d’une clarté zénithale. Dans le long rectangle de ciel domestiqué s’inscrit la cime de deux arbres. Avec eux passent les saisons. À la différence des grandes métropoles minérales d’Espagne, en Navarre, à Pampelune l’automne se voit ! L’artiste a donc choisi un espace limité, fonctionnel où chaque chose retrouve sa place, le tableau terminé. Nulle trace du chaos matriciel de l’atelier auquel s’arracherait l’œuvre singulière, comme on se plaît à le croire. La genèse de l’œuvre n’est pour autant ni occultée, ni « fétichisée ». La quête du sujet est au cœur de l’existence de l’artiste, de la forme de dialogue qu’il entretient avec l’espace, espace de stockage du Temps. Sont élus les lieux que la vie a désertés. Sans faire le vide. Les poutrelles du plafond sont à terre enchevêtrées disposées, telles les bûches pour le feu. Arrimées au mur, les prises muettes, déconnectées, questionnent sans réponses. L’évier, les robinets, la cuisinière témoignent des jours passés, des gestes inlassablement répétés pour entretenir la vie écoulée. Le silence de la peinture est bruissant de voix, d’éclats de rires, de soupirs.
Les objets simples, familiers et patauds sont décantés, sublimés par les pigments aux tons de terre, d’ocre et de paille claire. Rarement, une touche bleutée ou de corail rouge tels les gants de caoutchouc gardant la souple empreinte de la main dérogent à cette picturale unité de temps. Dans la poubelle, sans traces du « crime », de la réalisation de la toile, deux tampons de journaux, lesquels ont nourri, absorbé la peinture encore fraîche de la toile et donné matière au fond, à ce ciel intérieur, tout en vibrations, turbulences imperceptibles, et scarifications. L’empreinte du motif reconnaissable reste solidaire de ce bain amniotique. Si l’aveu du « secret de fabrication » dit la franchise, la rectitude de l’artiste, il n’évente en rien le mystère rayonnant de ses compositions. Choisir parmi les poches de vie oubliées ce qui, venant d’ailleurs, va réveiller ses propres expériences sensibles, attachées à des objets perdus : amulettes, totems en lieu et place des êtres aimés disparus, et enfin convoqués, conciliés dans l’acte de peindre. Le spectateur qui croit reconnaître tel objet de l’enfance qui dure, perçoit, de fait, une « atmosphère », un éclairage qui révèle en lui ses propres expériences, ses sensations élémentaires et nourricières.
À l’instar de l’égouttoir qui est au centre d’un tableau avait ému -indiciblementune admiratrice transportée dans la cuisine de sa grand-mère : « elle pouvait sentir l’odeur de la cuisine… mais elle ne comprenait pas parce que sa grand-mère n’avait pas d’égouttoir ! ». La circulation établie entre le temps des Autres, celui du peintre et le nôtre à travers sa peinture est précieuse : en cela, en sa modestie foncière, Agorreta rejoint les plus grands, peintres et écrivains. L’autrichien Robert Musil ne rendait-il pas grâce à Marcel Proust d’alerter son regard, de le rendre capable de décrypter le monde qui s’offrait à lui, l’auteur de « l’Homme sans qualités », étranger en partie, à la pâte humaine qui levait dans « La recherche du temps perdu ».
L’oeuvre d’art propose une forme singulière, connectée sans concession à une singularité ouverte sur l’intériorité de chacun de nous, pour peu, qu’un instant, il écoute le silence bruissant de la peinture.
Comme la pierre noire pour Seurat et Chagall porte toutes les couleurs de leur picturalité triomphante, les camaïeux de tons de terre d’Ignacio Agorreta libèrent en les contenant, la luminosité spirituelle de sa matière picturale, et son don poétique. Merci à lui !
Marie-Lys Singaravélou
« José Ignacio Agorreta répond aux questions posées »
Elles ont été imprimées, quasiment, telles que formulées par l’artiste qui a ces temps derniers, travaillé avec ardeur le français. Le léger décalage avec la norme ne trahit pas sa pensée; relève de son expressivité propre.
Tout d’abord, je commencerai par répondre à la question qui me semble la plus facile, ce qui ne signifie pas qu’une réponse définitive puisse être donnée. Le temps qu’il me faut pour réaliser une peinture dépend évidemment de son format, mais comme il semble que votre question se concentre sur le tableau qui se trouvait au centre de l’étage inférieur, je dois dire que si nous prenons en considération seulement l’exécution, c’est-à-dire sans compter le temps à chercher la maison en ruine, prendre des photos, et le temps passé à l’ordinateur pour sélectionner l’image que je vais finalement transférer sur le tableau, cela me prendra environ une semaine pour finir. Mais je m’explique mieux; par la technique que je développe de l’application de la peinture avec des papiers de cuisine et plus tard l’utilisation des journaux pour éliminer, transformer et mélanger la matière picturale, je dois travailler très rapidement et en peu de temps, car il reste une couche de peinture très fine et le séchage est très rapide et une fois l’huile séchée, je ne peux plus travailler avec du papier journal parce qu’il n’est pas capable d’absorber la peinture.
C’est-à-dire, l’application de la couleur et le travail avec les journaux ne peuvent pas être retardés de plus de deux jours, même le deuxième jour j’ai parfois des problèmes car si j’utilise des pigments de couleur terre d’habitude j’en utilise, ceux-ci sèchent très vite. Mais c’est vrai que ces deux jours sont des journées de travail intensives, d’une dizaine d’heures environ chaque jour. Pour moi, ces deux jours sont les plus importants du travail et où, normalement, l’avenir de la peinture est décidé, dans le processus d’application-élimination, application-élimination… et lorsque dans la toile il apparaît des tâches, des rayures qui se démarquent, cachent des éléments que je pensais importants, je décide à ce moment-là que le travail peut se faire sans eux. Je dois être attentif à ce qui arrive car le hasard joue également son rôle, et, en définitive, comme je vous ai déjà dit en d’autres occasions, pour moi, obtenir l’atmosphère qui entoure le sujet défini, c’est essentiel. Dans les jours suivants, je viendrai sauver des éléments cachés, accentuer une lumière ou une couleur tamisée. C’est presque un travail de restaurateur de ma propre œuvre mais en laissant consciemment, un aspect d’œuvre inachevé, vieilli, en lien avec le motif reflète dans la peinture.
Je n’aime pas l’œuvre « bien finie », avec les objets fidèlement peints, je suis beaucoup plus intéressé par la vérité qui naît de l’imperfection. Maintenant c’est le moment de parler des thèmes plus importants, et la difficulté c’est que, pour cette raison, pour son importance je ne veux pas parler avec frivolité, je désire trouver les mots adéquats qui expriment bien ce que je veux dire, et si déjà en espagnol je peux avoir des difficultés pour trouver les mots exacts, j’ai peur que, avec la traduction que je fais en français il y ait une grande différence entre ce que je veux dire et l’idée qui arrive à vous. Mais allons-y… Je m’explique à moi-même à travers ma peinture, et je raconte aux autres qui je suis à travers mes tableaux. Et je suis mon passé et le passé de mes parents avec les traces que mon existence en a conservées. La vie n’est pas ce que les journaux nous racontent, la vie et l’histoire sont construites dans les cuisines et les chambres chez chacun. Au moins cela, c’est ma vie. Pour cette raison, je pense que mes tableaux sont chargés d’émotions, ils naissent depuis le cœur et les viscères, et je crois que de cette manière ils sont reçus par le spectateur, qui cherche lui aussi dans sa propre vie émotionnelle.
Une fois une femme a écrit une chose sur Facebook à propos d’un de mes tableaux, peut-être sans lui donner de l’importance, mais pour moi ce fut la critique la plus précieuse et la plus élogieuse. Dans le tableau dont elle parlait il y avait un égouttoir, rien de plus, on ne voyait aucun autre élément, même pas le contexte de la cuisine. Elle a écrit qu’elle aimait beaucoup ce tableau, elle était émue parce qu’elle était transportée dans son enfance, à la cuisine de sa grand-mère, elle pouvait sentir l’odeur de la cuisine… mais elle ne comprenait pas, parce que sa grand-mère n’avait pas d’égouttoir !
Qu’un peintre puisse avoir une atmosphère, parce que c’est l’atmosphère car il n’y avait aucun élément objectif qui l’ait transporté dans la cuisine de sa grand-mère, qu’elle soit capable de générer une telle émotion, il est le plus grand éloge qu’on puisse me dire. Quant au chaos, il peut engendrer une œuvre de complexe élaboration, je suis absolument d’accord. Je crois fermement que dans mon travail le chaos et l’ordre cohabitent. Le succès d’une œuvre réside dans le fait d’ établir une structure interne dans laquelle s’obtient un équilibre entre les différentes tension qui habitent la toile. La composition est essentielle dans mon travail, et quoique je laisse l’intuition me guider, toutes mes compositions ont un équilibre en tension.
De telle manière que l’altération de n’importe quels éléments du tableau causerait l’effondrement de l’échafaudage qui tient l’oeuvre. Sur la question de l’émergence du chaos au sein du chaos… peut être dans quelques œuvres. Bien sûr pas dans celles qui parlent des intérieurs autrefois habités. Mais pour moi, dans tous, le protagoniste c’est le silence qui reste quand l’homme est parti, ils peuvent être des endroits chaotiques, mais dans ces moments, ce qu’il y a c’est la paix. Il existe un ordre bizarre qui cohabite avec le chaos, plus absolu : c’est là que j’aime diriger mon regard.
Vous me questionnez aussi sur l’importance d’une intentionnelle monochromie dans mon travail.
Quand il y a vingt trois ans ma fille aînée est née, ma vie a changé de telle manière que c’était impossible que ce changement ne se vît pas reflété dans mes œuvres. J’ai commencé à peindre des paysages urbains similaires à ceux de ma propre enfance, et j’ai compris que le monde des souvenirs, au moins le mien, n’a pas de couleur définie ; c’est pourquoi je ne peint pas avec des couleurs pures, mais avec des mélanges qui créaient une couleur indéfinissable.
Je trouvais dans cette palette les couleurs qui aujourd’hui m’accompagnent encore parce que j’ai constaté qu’elles m’aident à développer mon sens poétique. La présence d’infinies nuances différentes de la même couleur, c’est ce qui génère l’atmosphère dont je vous parle toujours. Pour moi il est bien. Je suis impatient de lire ce que vous allez écrire au catalogue. J’espère avoir pu répondre un peu à vos questions*, même si j’ai bien peur de ne pas avoir traduit correctement mes réflexions en français.
José Ignacio Agorreta
* questions de M.L S.