Manuel Ocampo
Kalat
Exposition du 19 juin au 6 septembre 2025
Figure incontournable de la scène artistique contemporaine, Manuel Ocampo (né à Manille en 1965) s’est imposé dès les années 1990 comme l’un des artistes les plus incisifs et subversifs de sa génération. Nourri par la culture populaire, les traditions iconographiques européennes, la scène underground californienne et une verve anticléricale digne d’un pamphlet de Voltaire, il bâtit une œuvre prolifique, irrévérencieuse et profondément politique.
Exposé à la Documenta IX de Kassel, à la Biennale de Venise, à la Biennale de La Havane ou encore à la Biennale de Busan, il est présent dans de nombreuses collections prestigieuses, parmi lesquelles le MoMA de New York, le Centre Georges Pompidou à Paris, ou le Museum of Contemporary Art de Los Angeles.
Pour cette 4ème exposition à la galerie LMR, il nous dévoile une série de dessins inédits, sortes de peintures sur papier. Et comme souvent chez Ocampo, ce qui ressemble à un trait naïf est d’une précision calculée ; ce qui semble iconique est systématiquement retourné, saboté, désacralisé. Personnages de cartoons, croix, saints, slogans, squelettes, papes déglingués et figures apocryphes y défilent dans un carnaval où l’histoire de l’art et de l’homme est passée à la moulinette d’un Jérôme Bosch sous Kétamine, d’un James Ensor qui aurait lu Georges Bataille et d’un Philip Guston en overdose de liturgie.
Il y a des artistes qui dessinent pour raconter. D’autres pour conjurer. Manuel Ocampo, lui, dessine et peint comme on manipule une marionnette en feu, pour rire, pour exorciser, et peut-être pour s’y brûler aussi un petit peu. Dans cette exposition, l’artiste philippin déploie un théâtre de peinture grinçant et un trait punk, la satire y devient confession et le grotesque n’y est que métaphysique.
Manuel Ocampo n’a jamais cherché à plaire. C’est peut-être pourquoi il plaît tant. S’il convoque Bruegel l’Ancien, Goya ou les fresques médiévales, ce n’est pas pour faire joli, c’est pour les pervertir à coups de slogans, de sexe, de symboles malpolis, de bombes douces, d’aphorismes visuels. Ces œuvres sont comme des cadavres exquis, des cut-up de toutes ces influences : artistiques, populaires, musicales, télévisuelles, cinématographiques, le tout généreusement arrosé de sauce Dada. Le marquis de Sade et Pasolini passent par ici et par là ; Rabelais observant s’en étoufferait certainement de rire. Les saints y dansent avec des SS en tutu, les papes y fument des joints de doctrine frelatée au milieu de nuées de mouches et parfois il pleut des saucisses.
À la croisée des Évangiles et des fanzines, souvenir d’une enfance philippine durant laquelle il fréquente assidûment les bancs des églises et des écoles, Ocampo poursuit avec une énergie toujours intacte, son entreprise de démolition joyeuse. Tout y passe : les dogmes, les icônes, le bon goût, comme s’il refusait de choisir entre l’absurde et le sacré, préférant dessiner dans l’interstice de l’art, ce lieu précis où l’on peut rire de tout. Sa ligne est précise, mais ce n’est que pour mieux écorcher l’académisme. Bref, une véritable leçon de désobéissance graphique.
Lorsqu’on regarde les œuvres d’Ocampo, on peut penser à Artaud qui écrivait dans Le Théâtre et son double : « Ce n’est pas avec des idées que l’on fait de l’art, mais avec des tripes ». Ocampo a les siennes bien accrochées. Ses dessins suintent une lucidité féroce, où la pensée critique devient pulsion visuelle, où le blasphème flirte avec la poésie. C’est de l’humour noir, de la musique punk notée en solfège bénédictin. Le grotesque ici ne cache pas la laideur du monde, il la déshabille. Et ce n’est pas un hasard si les figures semblent à la fois profanes et trop pieuses : chez Ocampo, le blasphème n’est jamais gratuit, c’est un antidote.
Comme l’écrivait Goya : « Le sommeil de la raison engendre des monstres ». Manuel Ocampo les réveille, les maquille, leur met une mitre et leur fait prendre la pose.
Une exposition pour rire jaune, penser rouge, et voir noir sur blanc que l’art peut encore déranger, renverser, malmener les faux-semblants. Si le bon goût est mort d’ennui, Ocampo fait tout pour le ressusciter. C’est inconvenant, érudit, drôle, grinçant. Et ça fait un bien fou.
Florence Beaugier Piovesan