Au travers de cet entretien, l’artiste Bettina Samson nous offre une visite guidée de l’exposition Alligator Wine qui a eu lieu le mois dernier à la Fabrique Pola.
Alligator Wine ne restitue pas tout mon travail, ce n’est pas une rétrospective. J’ai sélectionné un peu moins de 30 pièces, en prenant en compte les contraintes de la disponibilité et de la taille des œuvres. J’aime jouer avec la scénographie, et propose certaines séries en fonction du contexte de monstration. La palissade par exemple est reprise d’une exposition au Centre d’art de l’Onde à Véllizy-Villacoublay en 2015. Elle était liée au lieu, mais fonctionne très bien dans l’espace d’exposition de la Fabrique Pola. Elle permet de mettre en lumière les œuvres en verre de la série Mètis & Metiista, des pièces transparentes qu’on ne perçoit pas assez sans un dispositif spécifique. Au premier abord, la palissade offre un rapide aperçu, puis une approche plus intime des vases en verre par l’arrière du décor.
Les plans horizontaux, supports pour les sculptures en céramique, viennent en opposition avec la verticalité de la palissade. Nous avons aussi deux grandes photographies, dont l’une est produite par Zébra3. On trouve ensuite les sifflets Anima (Steam Whistle), réalisés en 2015, c’est-à-dire au début de la commande artistique, lorsque j’étais encore en phase d’étude et de recherche pour ce projet.
Le titre de l’exposition n’est pas anodin, puisqu’il se dégage quelque chose de l’Amérique dans cet ensemble, de l’Amérique du Sud notamment avec les vases en verre inspirés en partie par des vases anthropomorphes précolombiens.
J’aime mêler les époques. Depuis quelques mois, je fais des recherches sur le mouvement des Shakers, un mouvement austère, féministe et communiste. On trouve des témoignages de l’existence de cette communauté en Amérique dès les années 1760. Ces communautés ont ensuite perduré jusque dans les années 1970. Les Shakers procédaient à des cérémonies présentant une danse particulière, où l’on se « secouait » (to shake) ». Dans les années 1840, appelées « l’ère des manifestations », les cérémonies abordent une dimension plus mystique et spectaculaire, où des jeunes filles connaissent un moment extatique et prophétique proche de la transe.
Les Shakers réalisaient, lors de cette « ère des manifestations » des « Gift Drawings », transcriptions prophétiques de révélations que l’on peut apparenter à des sortes de partitions de musique. Ce sont des dessins pleins de symboles incompréhensibles, avec des signes parfois reconnaissables mais qui ne correspondent pas aux liturgies que l’on connaît. Emily Babcock est arrivée parmi les Shakers durant cette période-là. Elle recevait beaucoup de révélations, de transes et retranscrivait ses visions. J’aime beaucoup ses dessins, des lignes brisées, des choses parfois assez drôles.
Emily Babcock a réalisé un booklet dépliable, avec des écritures et des formes géométriques mystérieuses et familières à la fois, et qui probablement n’ont pas de sens : c’est ce qu’on appelle la pseudographie. Ces écritures lui ont été dictées par l’esprit indien Carrifick P. J’ai retranscrit ces formes sous forme de tables, éléments de scénographie qui sont les supports de mes sculptures en céramique.
Ces céramiques ne sont pas franchement figuratives, elles sont plutôt abstraites mais avec des formes que l’on peut deviner. Elles procurent une impression de continuité et de spontanéité qui rappelle l’écriture.
Un maître-verrier, Gamil, a réalisé pour moi les tableaux de verre, dont les couches inférieures révèlent un motif.
Pour les petits tableaux non gravés (série « Dead Heat » ) : lors de la fusion du verre, une grande bulle s’est formée. Elle s’est résorbée et a fait un trou dans le tableau. J’ai cherché à reproduire cet accident en provoquant des conditions similaires, en vain.
Ce verre de couleur fait écho aux grandes photos Silver Nuclear Dust qui résultent d’une tentative de reproduire les conditions selon lesquelles Henry Becquerel a découvert le phénomène de la radioactivité naturelle en 1896. En lisant la transcription de son expérience, j’ai essayé de reproduire cette réaction chimique. Après plusieurs tentatives en chambre noire, j’ai remarqué des grains au fond de la boîte : c’était la pierre qui perdait de minuscules fragments. J’ai donc recommencé la même expérience, sans la pierre, laissant le plan film seulement au contact de la poussière pendant trois mois. Le résultat faisait penser à un ciel astronomique.
Alligator Wine est une exposition en lien avec la commande publique artistique Garonne de Bordeaux Métropole, La Vase et le Sel (Hoodoo Calliope) : nous avons souhaité offrir aux visiteurs de la commande artistique un aperçu assez large de mon travail, dans les nouveaux espaces de diffusion artistique de la Fabrique Pola venant d’ouvrir.
Contactée en 2013 par Catherine David pour la commande Garonne, j’ai d’abord fait des recherches sur Bordeaux et la navigation, nous avons visité des infrastructures liées à l’eau. J’ai également étudié l’histoire de Bordeaux et son implication dans l’esclavage. J’ai suivi les routes d’échanges, et ai constaté que les bateaux partant depuis Bordeaux naviguaient vers Saint Domingue en particulier. J’ai aussi suivi la piste des colons puis des esclaves, et celle de ceux qui ont émigré ensuite à la Nouvelle Orléans. C’est là que j’ai découvert ce phénomène de l’orgue à vapeur.
Je tenais à ce que le fleuve reste à l’origine du projet. L’orgue à vapeur devait donc être étroitement lié à la Garonne.
Il fallait trouver un moyen d’alimenter cet orgue. Nous avons frappé à la porte de l’entreprise Astria, une usine de valorisation de déchets et de recyclage, qui produit de la vapeur avec la combustion des déchets. En croisant ces recherches et les repères sur place, nous avons décidé d’implanter l’orgue à vapeur entre l’usine Astria et le chemin de halage le long des rives de la Garonne.
Propos recueillis par Cécile Olléac
Exposition : Bettina Samson, Alligator Wine, La Fabrique Pola
Site de l’artiste Bettina Samson